« Le visage s’use naturellement, se salit, s’éclate, se ride, s’élargit comme des gants qu’on a portés en voyage » Rainer Maria Rilke.
Au même titre qu’un arbre à son écorce, nous avons notre peau comme matière organique. On dit souvent des arbres qu’ils sont nos témoins du temps et font preuve de douceur et de sagesse. Comme nous, ils vieillissent et la vie les couvre de lignes qui s’apparentent à nos rides. Plus un arbre est vieux, plus son écorce est marquée par des empreintes. L’image des lignes des arbres et celle de nos vieux visages peuvent être assimilés à des livres ouverts. Les deux vivent, se forment, se transforment et se déforment.
Préambule
Dans le cadre de ma participation au concours de La Fémis, j’ai décidé de me concentrer sur des visages auxquels je suis très sensible. Des visages de personnes âgées, marqués par la vie. Cette idée m’est venue en découvrant le travail du photographe Philipe Bazin, qui a réalisé Faces (viellards) dans les années 80, une série de portraits de personnes âgées dans le cadre de son travail dans un hôpital de campagne. Il photographiait des visages capturés en plan très serrés pour que rien ne puisse faire décor derrière eux, créant ainsi un face-à-face entre les sujets et le spectateur.
L’enjeu de ce travail était vraiment d’aller à la rencontre d’inconnus, et de leur rendre hommage. J’ai réfléchi aux espaces dans lesquels je pourrais retrouver ces visages, j’en ai parlé autour de moi pour avoir des pistes. Je ne voulais pas choisir la facilité de travailler avec des personnes de mon entourage, car mon objectif était bel et bien d’aller à l’encontre de personnalités nouvelles.
Au cours de cette réflexion autour du mot « visage », j’ai revu le film d’Agnès Varda et de l’artiste JR, Visages Villages, car ma recherche s’apparente à la leur. Trouver des visages assez cachés, isolés, pour les célébrer. Comme eux, je n’ai pas voulu m’imposer un itinéraire trop précis. Dans son film, Varda dit une phrase qui a beaucoup raisonné en moi: « Le hasard a toujours été le meilleur de mes assistants ». C’est quelque chose d’assez magique, le hasard, c’est grâce à lui que naissent des situations et des rencontres inattendues. J’ai donc choisi de rencontrer ces visages d’abord, puis de réfléchir à ce qu’ils m’ont évoqué ensuite.
J’ai ressenti de l’appréhension avant de commencer ce travail, notamment vis-à-vis du fait de rencontrer des inconnus et de ne pas réussir à bien leur exposer mon projet. Entrer dans la vie intime d’un inconnu par la parole, l’image ou la vidéo est un geste délicat, tout comme le choix de faire des gros plans, qui peut être oppressant pour le spectateur ainsi que pour la personne qui est face à l’objectif. Il était donc nécessaire pour moi de créer un espace de confiance avec ces personnes. Avant chacun de mes gestes, je demandais toujours la permission, qu’il s’agisse de filmer, d’enregistrer la voix, ou de prendre des photos. Lors de toutes mes rencontres, à l’exception des images prises sur le vif pendant une manifestation où le mouvement était trop rapide pour communiquer, j’essayais au moins de capter le regard de mes sujets et qu’ils captent le mien en retour, comme signe d’approbation.
Dans ces échanges, il était aussi important à mes yeux de ne pas imaginer le scénario parfait. Conformément à la notion du hasard, dans chaque discussion l’aspect naturel doit primer, et non une conversation dictée par une mise en scène qui falsifiait les échanges. J’ai aussi tenté de laisser un espace assez libre à mes interlocuteurs pour les mettre à l’aise. Pour tout début de discussion, l’idée était de leur rappeler qu’ils/elles avaient la liberté de me raconter ce dont ils/elles avaient envie. La majorité de ces personnes ont cherché à me renvoyer les questions, à en savoir plus sur moi, ce à quoi je n’étais pas réfractaire. Je pense qu’il est important, voire nécessaire, de considérer ces discussions comme un partage entre deux personnes et non pas juste une interview froide et sans vie. L’écoute est l’élément central de ce dossier, comme l’exprimais le cinéaste Jean-Louis Comolli à travers une belle description imagée de ce qu’est la caméra : « Je dis que la caméra est une oreille ».
Grâce à ce travail, j’ai fait deux rencontres fortes, celles de Monique et d’André. Même si leur situation est très différente et qu’ils vivent leur vieillesse de façon complètement distincte, ce sont des visages marquants et marqués qui racontent leur histoire, mais aussi un petit bout de la nôtre.
La rencontre avec Monique

Monique est pleine d’humour, sa vivacité m’a marquée. J’ai voulu montrer son rapport avec le dessin car il m’a semblé que commencer une nouvelle activité artistique à son âge relève d’une grande jovialité. Une forme de renaissance. Ces photographies sont en gros plan pour refléter cette complicité et la proximité que nous avons entretenues lors de nos instants partagés. Il signifie une forme d’intimité, comme un écho à nos conversations.
Mais cette proximité face à la caméra est tout d’abord une façon de montrer au plus proche ces lignes qui ont traversé le temps. Les magnifier comme des dessins sur la peau, des reliefs qui décorent son visage. Ces traces sont comme un ancrage, une multiplicité de souvenirs et de parties d’elle. J’ai tenté de rendre compte de la beauté et la véracité de cette chair qui a vécu.
La rencontre avec André

Si j’ai fait la connaissance d’André Yatta, c’est notamment pour parler avec lui de l’histoire de son visage. Originaire de Kabylie, il a été sévèrement blessé pendant la guerre d’Algérie à l’âge de 18 ans. Engagé depuis ses 16 ans en tant que sergent-chef, il conduisait un camion armé qui a roulé sur une mine. L’accident a fait de nombreuses victimes et André s’est retrouvé dévisagé à vie.
Pourtant, André est toujours d’humeur joyeuse. L’homme qui l’accompagnait et lui se sont efforcés de me dire qu’il ne se plaignait jamais. C’est cette gaieté qui m’a beaucoup touchée dans son visage. Si depuis 30 ans André Yatta est accompagné par l’association Les Petits Frères des Pauvres, c’est en raison de sa propre volonté de vaincre la solitude due à son âge et à son visage défiguré.
Aujourd’hui, il a bientôt 83 ans. Le café de Petit Frère des Pauvres lui a permis de recréer des liens, de reprendre goût à la vie et de faire partie du monde qui l’entoure. C’est un lieu assez unique dans sa façon d’apporter des réponses à toutes formes de ruptures et d’isolement. Il est empreint de mixité sociale ; les gens qui s’y rencontrent ne se rencontreraient nulle part ailleurs. La photographie d’André Yatta, toujours en gros plan, témoigne de cela et tente de sublimer ce visage toujours accompagné d’un sourire qui le caractérise.
Regards croisés
Si je tenais à prendre en photo André et Monique, c’était également dans le but de mettre l’individu au centre en faisant un geste d’opposition à l’exclusion. J’ai essayé de passer du temps avec eux, de les écouter, de leur rendre hommage et de rompre à ma façon leur solitude à travers un moment partagé. Je crois que mettre ces visages âgés, marques ou abimés en lumière est une façon de remédier aux formes d’isolement que ces personnes peuvent subir, tant à travers des situations qui les excluent au quotidien que par le manque de représentation. Cette problématique autour de la marginalisation de « nos vieux » est un sujet qui me tient véritablement à cœur.
Monique et André ont vécu tous les deux des guerres et m’ont transmis leur récit. Alors qu’André a été frappé par la guerre d’Algérie, Monique s’est engagée dans l’armée en tant qu’infirmière pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi ces lignes et ces traces, qui ornent leur visage, racontent l’Histoire, celle qui nous concerne tous. Ils sont la mémoire de notre passé.
Si de tels visages sont souvent ignorés ou très peu représentés, c’est parce que le spectateur préfère détourner son regard sur la réalité que ces portraits peuvent exprimer. Ainsi, comme un effet miroir à sa propre condition, photographier des personnes âgées n’a pas pour seul objectif de faire ressentir du pathos. Le spectateur préfère dévier le regard sur ces visages qui ont vécu, car ils lui rappellent l’évidence d’une fatalité pour tous. Alors c’est vrai, vieillir veut dire qu’on se rapproche de la mort, mais dans ces photographies de Monique, j’ai voulu casser cet imaginaire collectif en montrant Monique comme une femme bien vivante. Puisque la vie est passée par là et a marqué ce visage, c’est elle que l’on retient.
Eva Viscogliosi
Laisser un commentaire